Pour ce premier extrait de mon livre De la publicité à la communication responsable, j’ai choisi la traduction de la première charte de « communication responsable », où communication responsable devait déjà s’écrire avec des gros guillemets, et être prise avec des pincettes. Pour que l’histoire ne soit pas un éternel recommencement, connaissons-la.
L’année 1906 est la plus souvent retenue pour marquer la naissance de la communication moderne. Querelle d’historien mise à part, c’est en tout cas la date du premier coup d’éclat de deux disciplines phares de la communication : les relations presse et la communication de crise.
Ces deux inventions, on les doit au même homme : Ivy Ledbetter Lee (1877-1934). En 1906, la toute jeune agence de relations publiques de cet ex-journaliste américain est appelée par des industriels du charbon pour briser une grève dans les mines. Ivy Lee envoie des communiqués à la presse pour défendre ses clients. Un principe fort que Lee a toujours appliqué : le premier qui s’exprime est souvent vu comme celui qui a raison. Mais la presse, relatant jusque là en détail les mouvements sociaux1, s’insurge contre cette ingérence inacceptable dans son pré carré.
Dans ces circonstances, pour apaiser les oppositions, Ivy Lee a produit la déclaration suivante2, appelée « déclaration de principes », dont j’apporte, à ma connaissance, la première traduction intégrale :
« Ceci n’est pas une agence de presse clandestine. Notre travail se fera en toute transparence. Notre objectif est de fournir des informations. Ceci n’est pas une agence de publicité ; si vous pensez qu’aucune de nos productions n’a sa place sur votre bureau, ne les utilisez pas. Nos faits sont précis. Des détails concernant tout sujet abordé seront fournis rapidement, et nous aiderons de bon cœur tout rédacteur à vérifier directement tout énoncé de faits. Sur demande, tout journaliste obtiendra toutes les informations à propos de ceux pour le compte desquels nous faisons paraître un article. En bref, notre projet est, sincèrement et ouvertement, pour le compte d’intérêts privés et d’institutions publiques, de fournir à la presse et au public des États-Unis des informations rapides et précises, à propos de sujets dont la connaissance a pour le public une valeur et un intérêt. Les entreprises et les institutions publiques divulguent beaucoup de renseignements parmi lesquels les vraies informations ne sont plus visibles. Néanmoins, il est tout aussi important pour le public d’avoir ces informations qu’il l’est pour les institutions elles-mêmes de leur donner une légitimité. Je ne transmets que de la matière à propos de laquelle je suis prêt à aider n’importe quel journaliste à faire ses propres vérifications. Je suis toujours à votre service dans l’objectif de vous permettre d’obtenir des informations plus complètes à propos de tout sujet abordé dans un article. »
Cette déclaration un tant soit peu alambiquée est considérée comme étant la première charte de communication responsable. Si l’on peut considérer qu’elle est un progrès par rapport à certains excès de l’époque, les circonstances nous amènent à bien percevoir le double langage d’Ivy Lee. Il ne s’agissait que de donner le change. Rien n’a vraiment évolué depuis 1906 : entre ce que l’on dit et ce que l’on fait, c’est souvent le grand écart. La preuve : six mois plus tard, Ivy Lee est chargé de la défense d’une compagnie de chemin de fer à Atlantic City, à la suite du déraillement d’un train sur un pont (53 morts). Son communiqué, publié tel quel dans le New York Times3, affirme que bien qu’il soit impossible pour le moment de déterminer la cause de l’accident, le pont mobile et son mécanisme ne peuvent pas être mis en cause.
Par la suite, Lee travailla à la fois pour Rockefeller et la Croix rouge américaine, toujours à l’aise avec le grand écart… En 1914, il participe à la tentative d’étouffement des rumeurs de responsabilité d’une compagnie de chemins de fer du Colorado impliquée dans des fusillades lors d’une grève4. On le suspecte à la fin de sa vie d’avoir travaillé pour l’Allemagne nazie par le biais d’IG Farben, sans que l’enquête puisse aboutir. La perspective d’Ivy Lee est claire : il sait pour qui il travaille, et l’éthique est pour lui une manière comme une autre d’arriver à ses fins. Le double discours est toujours présent chez lui, et ce n’est pas pour rien s’il est reconnu comme le père du lobbying. Dès les débuts de la communication moderne, l’ambiguïté voire la confusion entre communication et information, entre éthique et manipulation est présente.
À chaque communiqué de presse que nous signons, cet héritage nous accompagne. Mais il ne s’impose pas nécessairement à nous : comme tous les héritages, nous pouvons l’accepter, ou alors en être conscients et nous efforcer de prendre un autre chemin.
1Les grèves étaient fréquentes et d’envergure : en 1897, 100 000 grévistes ; en 1902, 250 000 grévistes et 5 mois de conflit. Cette dernière grève a fait l’objet d’une commission d’arbitrage mise en place par Roosevelt, dont les conclusions furent rendues en mars 1906. La grève de 1906 débute au mois d’avril.
2Ivy Lee, The American Magazine, vol. 62, Sept. 1906, cité par http://www.teachingpr.org/teaching_pr/2006/09/100th-anniversa.html
3http://en.wikipedia.org/wiki/File:Ivy-Lee-New-York-Times.jpg
4Cet épisode, resté dans les annales comme le « massacre de Ludlow », a fait entre 19 et 25 morts. Lee a prétendu que certains des fusillés avaient été écrasés lors d’un accident.
Crédit photo (ce gentilhomme élégant et plein d’assurance est Ivy Lee) : Library of Congress, image dans le domaine public.
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