Cela faisait trop longtemps que je n’avais pas parlé d’autorégulation. Ce n’est pas un secret, l’autorégulation publicitaire, telle qu’elle est pratiquée actuellement, me semble être le pire système imaginable. Surtout pour la bonne défense des intérêts des communicants ! En 2015, l’autorégulation a exploré des abîmes encore insoupçonnés. Bienvenue dans mon bilan 2015 de l’autorégulation, en mode « les faits sont impitoyables ».
Un jury en sieste prolongée
À tout seigneur tout honneur, commençons par le Jury de déontologie publicitaire (JDP), cet organe étrange qui n’a aucun pouvoir de sanction, mais qui fait comme si. Il a vécu en 2015 une année record. En mal. Avec 32 « avis » publiés, l’activité n’a jamais été aussi minimale. Même la première année du JDP, 2009, avait vu plus d’avis (35).
Sur 555 plaintes, cela fait 5,8 % de plaintes examinées. Il y a forcément anguille sous roche, voire hippocampe sous cailloux. Voyez plutôt les chiffres donnés par le JDP :
Le mode d’élimination des plaintes est à la fois très ingénieux et digne des plus belles républiques bananières. Prenons au hasard (ou pas) juillet 2015. 39 plaintes sont reçues, si l’on en croit l’ARPP (pourquoi quelques plaintes ne seraient-elle pas omises ? Ou même ajoutées ? Rien ne l’en empêche). De ces 39, un premier tri est effectué. Bim, 10 dégagent immédiatement. Pourquoi ? Mystère. « Irrecevable ». Second tri, on décide si la plainte est « infondée » ou « potentiellement fondée ». Selon quels critères ? Avec quelle traçabilité ? Pas de bol Nicole pour ce mois de juillet, après ce tri judicieux, il ne reste plus rien. Et voilà comment, dans la langue technocratique du JDP, on dit « bon désolé les gars, mais là on est tous en vacances, repassez à la rentrée ».
Si à ce stade il restait des plaintes potentiellement fondées, donc hors vacances, le JDP en a encore sous le pied ! Toujours très mystérieusement, toutes ces plaintes ne sont pas examinées en séance. 2015 : 32 examinées sur 102 potentiellement fondées – soit encore près de 70% de déchet. Conclusion : le JDP choisit les campagnes qu’il veut examiner en séance. Système qui fleure bon les petits arrangements entre amis et la pseudo-justice à plusieurs vitesses.
La question mérite d’être posée : à quoi sert ce jury s’il ne traite qu’une infime proportion des plaintes qu’il reçoit ?
Non seulement le JDP est de moins en moins actif, mais il est aussi de plus en plus caricatural. Comment se répartissent les avis ? Pour 31 sur 32, la plainte est fondée. Le message est clair : ce sont les plaignants qui ont raison. Alors que jusque là régnait un semblant de compromis sur le mode « parfois c’est vous qui avez raison, parfois c’est nous », compromis comique tellement il était artificiel, le message évolue. On est plutôt dans du « continuez à envoyer des plaintes, les gars… »
Pourtant, dans le même temps, le message aux annonceurs est : « rassurez-vous, vous ne serez pas sanctionnés ». Les contestations d’annonceurs ont laissé des traces… et de fait, on constate en 2015 la généralisation des « avis sans sanction », si je peux les nommer ainsi (rappel : le JDP n’a pas de pouvoir de sanction). Jusque 2014 et l’affaire SMEREP, on voyait régulièrement des appels à ne pas renouveler la campagne, voire à la faire cesser. En 2015, on n’a vu que des formules du genre « le Jury est d’avis que cette publicité n’est pas conforme aux dispositions précitées. Le présent avis sera publié sur le site internet du Jury de Déontologie Publicitaire. »
Là encore, question : à quoi sert ce jury si ses avis ne sont qu’indicatifs, et s’il tient un double discours ?
Je vais bien, tout va bien
2015 a sûrement été l’année des plus belles statistiques. La situation serait mégagénialissime. Si l’on en croit la lettre d’information de l’autodiscipline publicitaire de décembre 2015, on a donc :
– 99,96 % de conformité à la recommandation « Image de la personne humaine » ;
– 98,7 % de conformité à la recommandation « Produits cosmétiques » ;
– 99,82 % de conformité à la recommandation « Comportements alimentaires ».
Autrement dit, la publicité n’incite quasiment pas à des comportements alimentaires néfastes pour la santé. Quasiment toutes les publicités pour des cosmétiques reposent sur une allégation « véridique, claire, loyale, objective » et qui n’est pas « de nature à induire en erreur » ; bien sûr quasiment jamais de « déclarations ou (…) représentations visuelles susceptibles de générer des craintes irrationnelles ou infondées. » (p.1 de la recommandation en question). Et quasiment toutes les publicités montrent des hommes et surtout des femmes dont la dignité est parfaitement respectée, dont les stéréotypes ne génèrent aucune exclusion, et où la violence, « que celle-ci soit morale ou physique », n’a jamais sa place (cf. recommandation). De quoi se féliciter chaleureusement du renouvellement pour l’ARPP de sa certification ISO 9001, la norme du management de la qualité.
Ma statistique 2015 : à 99,87 %, l’ARPP se fout de la gueule du monde.
Écologie : COPie vierge
Mais si un élément peut à lui seul déclencher une colère saine et profondément justifiée, c’est le rôle qu’a joué ce système guignolesque au moment de la COP21. Pour la conférence de l’ONU, à Paris, l’autorégulation allait certainement faire entendre sa voix, et rappeler que les campagnes de communication ne peuvent pas dire tout et n’importe quoi à propos d’environnement ? Eh bien non. Silence quasi-absolu, silence volontaire, et silence coupable.
Premier élément, qui me stupéfait totalement : l’année de la COP à Paris… l’ARPP NE publie PAS de bilan d’application de la recommandation développement durable. J’ai déjà pu dire et répéter tout le bien que je pense de ces bilans pseudo-annuels, modèles de statistiques bidonnées, certainement aussi crédibles que les bilans sanguins du peloton du tour de France (c’est dire)… mais de là à ne pas publier d’étude, le suppositoire est dur à avaler.
C’est donc la première année que l’ARPP ne publie pas de bilan annuel développement durable. L’année de la COP ! Décalage formidable avec l’actualité. On me souffle dans l’oreillette que le bilan 2014 doit être publié en mai 2016. Attendons encore quelques heures. Mais à quoi tout cela rime-t-il ? Ce n’est pas longtemps après la COP qu’il faut réagir. C’est pendant, ou au maximum quelques jours ou semaines après, et de préférence sur les campagnes du moment. Au passage, le dernier bilan « Publicité et environnement » publié concerne donc… 2013. Réactivité.
Pourquoi ce silence ? On me donnera certainement une raison opérationnelle parfaitement entendable, mais hélas l’explication la plus plausible est… le timing. Quand sort habituellement cette étude ? Vers la mi-octobre. Soit, pour 2015 : pile poil dans la préparation de la COP, quand la couverture médiatique devait s’amplifier. Pour ne pas attirer l’attention sur le rôle (éminent) qu’a joué la com et spécialement la pub dans la COP et dans la dégradation de l’environnement, l’ARPP a sciemment fait le choix de torpiller son propre outil de reporting. Pas glorieux.
EDF mon amour
Pourtant, le silence n’a pas été total lors de la COP, et ce cas mérite qu’on s’y attarde quelques instants : à ma connaissance pour la première fois dans l’histoire de l’autorégulation, une même campagne a été jugée deux fois non conforme par le JDP. Cette campagne, où EDF se prétend « partenaire officiel d’un monde bas carbone » (c’te blague), ne respecte évidemment pas la recommandation développement durable, et a donc été épinglée. Deux fois.
Pourquoi cela ? Parce que France Nature Environnement a commencé par envoyer sa plainte, le 23 juillet, et que le JDP examine les plaintes de FNE (forcément ! FNE est présent au conseil paritaire). Et parce que quelques semaines après, le 23 septembre, apparemment trop tard pour fusionner les deux plaintes, Sortir du nucléaire a envoyé sa plainte. Et le JDP examine les plaintes de Sortir du nucléaire, cette fois-ci pas par pression interne, mais par peur de la puissance de mobilisation de l’ONG.
Cette seconde plainte a connu un sort bien étrange, et là aussi tout est dans le timing. Avis adopté le vendredi 11 décembre 2015… mais publié le 5 janvier 2016. Jamais il n’y a un tel décalage. Pourquoi ici ? Simple : la COP se terminait le 12 décembre. Il ne fallait pas attirer l’attention sur un cas de greenwashing, surtout d’EDF. J’aimerais là aussi beaucoup avoir l’explication de ce délai, qui mettra bien sûr en évidence la parfaite indépendance du JDP vis-à-vis d’un annonceur majeur.
Du blanc dans le noir
Des points positifs doivent être soulignés dans ce bilan bien sombre. D’abord, le fait que si l’ARPP n’était pas là, la situation serait pire ! Cela est incontestable, et l’activité de l’ARPP, avec un nombre extrêmement important d’avis et de conseils donnés avant diffusion, permet d’éviter d’avoir encore plus de campagnes « non conformes ».
À noter ensuite des évolutions positives dans les textes. Ainsi, la recommandation digitale a été dépoussiérée et affinée. La recommandation développement durable, quant à elle, suite à une longue consultation du CPP, est restée la même. Pourquoi c’est une bonne nouvelle ? Parce que c’est un texte plutôt équilibré, et qui permettrait s’il était appliqué de se débarrasser de la plupart des cas de greenwashing. Mais est-ce aussi une bonne nouvelle parce que j’ai été consulté (par un énorme biais cognitif…) ? Non et oui. Non parce que j’espère vraiment ne jamais avoir ce genre de satisfaction débile et inutile. Oui parce que justement le CPP a été constructif et courageux en acceptant d’écouter et de dialoguer avec ceux qui avaient des avis contraires.
2015, l’année de trop ?
Globalement, en 2015, l’autorégulation a fonctionné à plein comme elle ne le devrait pas : comme un instrument de légitimation du pire de la com. Inutile à dessein. Ce système perdant-perdant ne fait pas progresser la profession, bien au contraire. Il récompense la médiocrité, l’outrance, la facilité. Sans sanction, avec une aussi faible régulation, tout est possible. C’est la prime aux mauvais !
Nota bene : je ne confonds surtout pas le système, pourri jusqu’à la moelle, et les hommes et femmes qui le font vivre, qui eux et elles font ce qu’ils et elles peuvent, avec beaucoup de mérite. Leur boulot, c’est un bien sale boulot, et ils méritent de pouvoir défendre réellement la communication, plutôt que de faire semblant.
Ce qui pose problème, c’est la promesse intenable de l’autorégulation : aux publicitaires, on dit « ne vous inquiétez pas, nous sommes là pour vous protéger, vous n’aurez aucune sanction » ; à tous les autres, on dit exactement l’inverse. Or aucune de ces deux promesses n’est tenue ! L’autorégulation ne protège pas les annonceurs des attaques, qui ne viennent principalement pas de la loi, mais de la foule (merci Internet).
Quand les communicants auront compris que ce système joue contre eux, on aura fait un grand pas.
Crédit photo : une passoire usée jusqu’à la corde, via Shutterstock. Référence à un article de 2010 qui parlait de la « passoire dorée à l’or fin ».
Rien à ajouter…juste que ce fût délectable et drôle de vous lire
Quel bande d’incompétents…c’est désesperant pour la profession.
Merci beaucoup Virginie ! Tant qu’à pousser une gueulante, autant que ce soit avec le sourire.
Désespérant pour la profession, oui. Mais une bande d’incompétents, je ne suis pas d’accord. Il faut beaucoup d’ingéniosité pour pondre un système aussi tordu et nébuleux… de la compétence, il y en a, c’est juste qu’elle n’est pas utilisée à bon escient.