[Avertissement : je suis impliqué dans la gouvernance du réseau Enercoop, concurrent d’EDF, porteur d’une vision radicalement différente de l’énergie. Pour autant, aurais-je écrit la même chose avant d’y être impliqué ? Oui, au mot près. Ce que j’exprime ici ne diffère pas d’un iota de mes autres prises de position sur la communication – il y a suffisamment de matériau sur ce blog ou ailleurs pour le vérifier.]
EDF vient de lancer une campagne de communication institutionnelle. Le film s’intitule « The Race ». Étrange, non, de vouloir mettre en avant une course héroïque, quand l’heure devrait plutôt être à la prudence et à la modération pour la marque et pour le secteur de l’énergie en général ? Ce film est de la mauvaise communication : il cherche à induire le public en erreur, il ne sert pas la stratégie de la marque, et peut-être même met-il en danger la marque en insultant l’avenir.
Ce film, réalisé par Havas Paris, le voici dans sa version 45 secondes :
https://www.youtube.com/watch?v=k7bdA_WT708
Dépenses disproportionnées
Premier constat, quand il s’agit d’amuser la galerie, EDF met le paquet. Budget total : 12 millions d’euros pour la diffusion, plus certainement quelques euros pour la création. En communication institutionnelle, ce genre de budget se fait rare.
Le rapport entre les sommes engagées et l’objectif de la campagne, présenter le mix énergétique d’EDF, me semble assez ridicule. Cet argent aurait pu être mieux utilisé, ne serait-ce qu’au sein du service communication d’EDF. C’est probablement près du dixième du budget annuel qui vient d’être cramé en une campagne à l’utilité pas flagrante.
EDF, honteux de son mix énergétique ?
Hormis ces broutilles pécuniaires (ne nous bagarrons pas pour quelques millions d’euros !), cette campagne pose problème pour son message. Le grand classique maison est de vanter une électricité à 97% décarbonée. Ou comment nier tous les immenses impacts du nucléaire, énergie dangereuse, pensée pour le court terme (incapacité à démanteler les centrales) alors que l’écologie réclame du léger et du tenable sur le long terme.
Là où EDF cherche à nous tromper, c’est sur la répartition du mix énergétique. Ce sujet est censé être le but du film. Tous les sites présentés sont réels, se vante-t-on ! Excellente idée… qui cache une distorsion assez phénoménale de la réalité. Si j’en crois sa page dédiée (écrit en tout petit en bas), « En 2016, le mix énergétique d’EDF SA était composé à 87% de nucléaire, 10% d’énergies renouvelables, 2% de gaz et 1% de charbon. »
Or sur le film de 45 secondes, on voit 4 secondes d’un parc photovoltaïque, 5 secondes d’un barrage, 2 secondes d’une centrale thermique, 5 secondes d’un parc éolien, 2 secondes d’une centrale nucléaire.
Je comprends bien que l’idée était de présenter un exemple de chaque mode de production. Mais pour ne pas induire le public en erreur, il fallait donner une juste idée de la part de chaque. Il aurait donc fallu 18 secondes de centrale nucléaire, un peu plus d’une seconde avec un barrage, et puis très très très rapidement une éolienne, un parc photovoltaïque, une centrale au gaz et une centrale à charbon. Le résultat aurait été très différent, mais plus représentatif.
Quand un annonceur essaie de survaloriser son engagement écologique, comment appelle-t-on cela, déjà ? Ah oui : du greenwashing.
Un modèle sociétal ultra ambigu
Arrêtons-nous maintenant sur le scénario de ce film : le père, le fils et la fille jouent à un jeu vidéo, jusqu’à ce que la mère débranche la prise. Ils râlent. Slogan : « Notre électricité bas carbone alimente vos émotions. Une électricité à 97% sans CO2. »
Passons un voile salutaire sur la représentation de la famille, et la répartition des rôles de chacun. La publicité et sa vision du monde…
Ce qui m’intéresse ici, c’est que le message est extrêmement ambigu. Il est en même temps de dire que grâce à EDF, vous pouvez jouer aux jeux vidéo comme vous le voulez (ébriété énergétique) et que vous pouvez le faire en étant complètement décomplexés parce que c’est « décarboné », mais aussi que la mère a raison de faire en sorte que tout ce beau monde aille dehors et soit un peu plus raisonnable, plutôt que de vivre accrochés à la technologie.
Dans un sens, cela ressemble bien à EDF, qui ne s’est jamais positionné clairement entre les deux. Sobriété ou ébriété ? Pour l’entreprise qui a profité de/participé à/façonné la France des passoires énergétiques chauffées à l’électrique, le dilemme est réel, et une consommation raisonnée toujours pas au programme (EDF table sur une augmentation de la consommation : cf. cet article où EDF déclare que « les prévisions de consommation d’énergie [sont] orientées à la hausse dans le monde »).
Ce film est l’illustration de cette tension, de ce non-choix.
La Créativité a encore frappé
Pour moi, le plus atterrant est ailleurs. Il faut pour cela lire les différents témoignages des auteurs de cette triste campagne. Gloire à la sacro-sainte créativité ! Vive les bébêtes qui volent et la musique qui rend joyeux ! D’abord, ce film reprend tellement d’éléments vus et revus que je ne vois pas où est la créativité. Il y a là une combinaison d’Avatar, Miyazaki et Arthur et les Minimoys, en version pas très originale. De l’entertainment, oui, de la créativité, non.
Mais surtout, comprennent-ils quand la créativité déborde sur la communication, quand les effets du film deviennent plus importants que le fait de servir la stratégie de la marque ?
Le choix de la musique en est la parfaite illustration. « Mon truc en plumes » de Zizi Jeanmaire, quelle cohérence par rapport au positionnement d’EDF ? Aucune ! Voici le discours de Christophe Coffre, président et directeur de la création de Havas Paris : « Je voulais un truc jubilatoire. On a testé 300 titres en tout. (…) Et un jour, une productrice a débarqué avec l’idée de Mon truc en plumes. On a adoré tout de suite, on dirait que le film a été fait sur le morceau ! »
C’est dans la volonté d' »un truc jubilatoire » que ça cloche. Pourquoi jubilatoire ? Juste parce que c’est différent de d’habitude, parce que c’est créatif, parce que ça divertit ? C’est de la mauvaise communication ! La bonne communication sert la stratégie. Quel décalage, quelle indécence à vouloir faire du jubilatoire avec le mix énergétique d’un fournisseur d’électricité dans l’impasse. Et ce choix tellement « in » de faire planer des créatures volantes autour de sites sensibles, au moment où les tarés du monde entier semblent prêts à tout ???
Le mix énergétique n’a pas à être une question chiante, mais ici on est dans l’excès inverse, un excès qui cache toutes les incohérences abordées plus haut. Vouloir faire du fun avec ça, c’est tout sauf rassurant.
Les créatifs sont hélas parfois les pires ennemis de la communication. S’aperçoivent-ils qu’ils desservent, voire mettent en danger la marque en procédant ainsi ?
Havas Paris dans les pas d’EuroRSCG C&O, EDF dans les pas d’Areva ?
Ce film rappelle « l’épopée de l’énergie », d’Areva, en 2011 :
Une course dans les airs en 3D et une musique entraînante pour parler du mix énergétique. Elle est où, la modernité, quand on reprend les mêmes concepts qu’il y a 6 ans ?
Ce plagiat a même des forts airs d’auto-plagiat : côté annonceur, EDF a racheté Areva NP, et côté agence, EuroRSCG C&O s’est rebaptisée… Havas Paris. On a juste été fouiller dans les vieux dossiers, avec comme géniale idée « oh, et si on faisait comme en 2011 ? »
Géniale idée effectivement. Rappelons comment l’histoire s’était terminée pour ce film de 2011 : la catastrophe de Fukushima avait mis en lumière l’indécence de ce positionnement, et rendu inopérante la stratégie. Le film avait donc été retiré. Ne tire-t-on jamais les leçons du passé, chez EDF et chez Havas ?
Il semblerait que non. J’espère que l’histoire ne se répétera pas, et qu’une autre catastrophe nucléaire ne viendra pas prouver par les faits l’indécence et l’imbécillité de cette campagne. Malheureusement, et spécialement en France, ce n’est pas impossible. Ou, plus probable encore, on reparlera de ce film quand EDF aura fait faillite et que l’État et les contribuables devront venir à son secours.
Tu parles d’un truc en plumes.
Crédit photo : “Wacky Races – The Crimson Haybailer”, de big-ashb, sur Flickr – une façon sans doute plus juste de voir la course aérienne d’EDF ; image mise à disposition sous un contrat Creative Commons by.
Bonjour,
Je viens de regarder le film et j’avoue qu’au delà d’un certain esthétisme, déjà vu certes, son message n’est pas très clair. Ce qui marque le plus est effectivement la musique… à moins qu’EDF promeuve la plume comme énergie renouvelable : le battement d’ailes pour avancer, la couette en plume pour se réchauffer… Nouveau ?
Bonsoir Raphaëlle,
Merci pour votre commentaire. Je ne crois hélas pas à une stratégie subtile dont la plume serait le centre.
On parle plutôt pour la suite de fins alternatives… et d’une version avec l’équipe de France de foot. Les plumes, dans tout ça…