Le système d’auto-régulation de la publicité française est conçu pour être opaque et inefficace. Il est divisé en de multiples structures, parfois redondantes ; ses moyens sont volontairement limités ; ses sanctions, ridicules. Son but : donner le change, fournir une façade de vertu. Côté résultats : l’impunité rend possible les publicités excessives, qui empêchent les progrès et donnent aux communicants une image déplorable. Aujourd’hui sur communicationresponsable.fr, dézinguons gaiement l’auto-régulation !
Once upon a time
Pour donner quelques repères à ma grand-mère, je commencerais par lui parler de son âge. Pas très diplomate, certes, mais l’organisme mis en place par les publicitaires pour s’auto-contrôler a presque l’âge de ma grand-mère. L’Office de contrôle des annonces (OCA) a été créé le 29 août 1935, si l’on en croit Wikipédia, mais aussi la structure elle-même.
Son rôle n’a pas changé depuis : fixer les règles déontologiques et conseiller les annonceurs et agences. En 1953, l’OCA devient le BVP, pour Bureau de vérification publicitaire. Vers la moitié des années 2000, la pression s’intensifie contre la publicité, et suite au Grenelle de l’environnement, le BVP devient l’ARPP (Autorité de régulation professionnelle de la publicité) le 25 juin 2008. Le changement de nom, pour faire exactement la même chose, est significatif d’une volonté de retrouver une image blanche et vierge, de donner l’impression d’un renouvellement (cf. Cogema -> Areva).
Le fonctionnement : plus c’est compliqué, mieux c’est
C’est maintenant qu’il va falloir que ma grand-mère s’accroche un peu. L’ARPP (on prononce « harpe ») est au centre du système. Mais un organisme tout seul, trop simple, trop lisible. L’ARPP a donc fait des petits. Il y a le Conseil de l’éthique publicitaire (CEP, créé en 2005), qui produit des avis qu’il soumet à l’ARPP sur des sujets d’actualité et de fond ; il y a le Conseil paritaire de la publicité (CPP, créé en 2008) qui fait la même chose, mais il intègre des associations. En retour, l’ARPP produit des recommandations, que tous les intervenants sont censés appliquer. Actuellement, ces recommandations sont au nombre rondouillard de 42, plus 3 fiches de doctrine. Mais si malgré cela des publicités sont « non conformes », n’importe quel citoyen ou organisation, y compris ma grand-mère, a la possibilité de saisir le Jury de déontologie publicitaire (JDP), qui une fois par mois sanctionne ou absout quelques campagnes choquantes.
Ce n’est pas fini ! À coté de l’ARPP, deux grandes organisations, dont les membres composent également l’ARPP (en clair : ce sont les mêmes) ont leurs propres instances qui émettent des recommandations. L’Union des annonceurs (UDA) regroupe les grandes entreprises qui produisent la plupart des publicités dans les grands médias ; l’UDA comprend des commissions, un Observatoire de la communication et du marketing responsables, et a publié une Charte d’engagement des annonceurs pour une communication responsable, charte que les annonceurs sont censés respecter. Du côté des agences de pub, c’est l’Association des agences conseils en communication (AACC) qui regroupe les plus grandes agences, et qui a elle aussi des délégations et commissions. Elle sort elle aussi ses petites recommandations, comme les « 5 engagements pour une gestion responsable des impacts des agences en matière de production éditée » (rien que ça).
À ce point, si vous êtes comme ma grand-mère, cela fait longtemps que vous avez décroché. Et c’est normal ! Le système d’auto-régulation vise exactement cela. Il donne une apparence de sérieux, d’officialité, de complexité, de réelle implication. Pourtant, un tel millefeuille d’organismes ne peut être efficace. Je mets quiconque au défi de me prouver par A + B que ce système peut réellement réguler la publicité. Par contre, ses failles sont béantes.
La passoire dorée à l’or fin
Cette auto-régulation est bien rendue par l’analogie à la passoire dorée à l’or fin. Regardez ma magnifique passoire ! Elle est sophistiquée ! Elle brille ! Elle est bardée d’accessoires ! Il a fallu des milliers d’heures de travail ! Oui, mais cela reste une passoire. Totalement inefficace. Toujours pour ne pas rebuter ma grand-mère, voici une petite liste des menus défauts de ce système :
– L’incroyable faiblesse en moyens humains de l’ARPP : 11 juristes-conseil pour plus de 35 000 avis TV ou conseils en 2009 (soit plus de 3 000 par juriste par an). Est-il possible de tout traiter convenablement ? L’ARPP, c’est la passoire dans la passoire.
– La consultation est possible par tous les intervenants dans une campagne, de l’annonceur au diffuseur, en passant par les agences (de pub ou de média planning), mais elle n’est pas obligatoire. Le respect de toutes ces recommandations, tous ces codes, toutes ces chartes, n’est pas obligatoire. Donc il est parfaitement possible de réaliser une campagne sans aucun contrôle.
– L’absence de sanctions : la seule prévue par le JDP est la publication du jugement sur le site du JDP. De quoi trembler. Hors des sanctions légales (publicité mensongère, etc.), les publicitaires ne risquent rien.
– Les jugements du JDP n’interviennent que plusieurs mois après les campagnes, trop tard pour rectifier quoi que ce soit.
– Ce même JDP n’examine qu’un très petit nombre de plaintes : en 2009, 35 jugements pour 495 plaintes.
– Le CPP, avec un P du milieu comme paritaire, était censé montrer la prise en compte de l’avis des ONG, suite au Grenelle de l’environnement. Mais la quasi-totalité des assos environnementales ont refusé d’intégrer cette structure-alibi. Même le WWF, que l’on ne peut pourtant pas accuser de ne pas collaborer avec les entreprises ou les pouvoirs publics, a refusé d’en être. Conclusion : le CPP n’a de paritaire que le nom.
Et des détails croustillants :
– les recommandations sont très… recommandables : abouties, bien pensées, envisageant la quasi-totalité des situations. Si elles étaient réellement appliquées, tout irait pour le mieux.
– les responsabilités sont diluées : une publicité « non conforme » peut s’échapper à n’importe quel endroit de la chaîne. La faute à pas de chance.
– les efforts des individus au sein de ce système sont certainement réels, mais l’organisation morcelée leur empêche d’avoir la moindre portée.
– avec tant de structures, le timing est forcément affecté. Avis du CEP ou du CPP, rédaction d’une recommandation de l’ARPP, réunion des commissions de l’UDA et de l’AACC, etc. Tout prend du temps, beaucoup de temps, donc rien ne change vraiment. C’est intentionnel. On peut donner l’impression de se soucier de n’importe quelle préoccupation qui monte dans la société, mais entre le temps passé pour l’élaboration des textes, la sensibilisation des salariés et des non-sanctions qui arrivent très tardivement, le statu quo est garanti.
– Les résultats affichés récemment par l’ARPP ou par l’UDA sont de véritables farces. Ayant déjà décortiqué ces chiffres, je vous renvoie à mes analyses précédentes. Selon l’ARPP, en 2009, plus de 9 pubs sur 10 utilisant l’argument environnemental ne posent aucun problème. Ces chiffres sont truqués au-delà du concevable, on est bien loin de la réalité. L’UDA, quant à elle, nous a présenté des engagements soi-disant mieux partagés et mieux tenus. Une rapide analyse montre exactement le contraire : des engagements non tenus, partiels et trompeurs.
Plus de contrôle = plus de crédibilité
Ceci n’est pas une charge anti-pub. C’est un bilan documenté, contextualisé, factuel. Il s’efforce de coller à la réalité, de dépasser les images d’Épinal. Que ce bilan soit dur, pas de doute. Mais l’ensemble des métiers de communication sont aujourd’hui au même niveau de considération que les autres professions auto-réglementées : le patronat, les banquiers. Il pourrait en être autrement, si l’on voulait bien se sortir de la tête cette idée que pour « servir la profession », moins il y aura de contrôle et mieux ce sera. N’est-il pas paradoxal que les communicants soient incapables de définir la bonne stratégie pour leur propre image !
Des solutions, il en existe. Elles impliquent forcément des structures simples, lisibles, un contrôle réel et des sanctions effectives. Je vois principalement deux alternatives à l’auto-régulation :
– le contrôle par une autorité indépendante. Soit un contrôle a priori des campagnes, soit la possibilité de décider de sanctions fortes. Une autorité dotée de moyens conséquents. Composition : ONG, État, société civile, juristes. Présence de professionnels de la communication, mais à 25% maximum. Et pourquoi pas des citoyens (avec un rôle consultatif ou entier), sur le modèle des jurys d’assise, ce qui renforcerait le besoin de sensibilisation en amont.
– la loi. Son contenu ? Les recommandations de l’ARPP sont une excellente base de travail. Les sanctions ? Une proposition : 25% des dépenses médias, investies dans un programme de sensibilisation dans les collèges et lycées. Le désavantage de la loi, c’est qu’elle amène une dimension politique qui peut parasiter le débat. Et soyons réalistes, d’ici 2012 au moins, une loi n’a aucune chance de voir le jour. Sans compter que la justice est déjà bien encombrée, si c’est pour allonger de quelques années les délais déjà longs du JDP, cela ne sert à rien.
À vrai dire, aucune de ces deux solutions n’a le vent en poupe parmi les communicants. La majorité préfère encore la passoire dorée à l’or fin. « Ne mettez pas d’entrave à notre créativité ! » se cabrent-ils. Mais voient-ils que leurs propres limites les cantonnent dans des choix créatifs d’une uniformité inquiétante ? Et la qualité de la majorité des publicités valide-t-elle la « liberté » actuelle ? Des contrôles plus stricts ne feront que stimuler l’imagination des créatifs, la baisse des publicités abusives restaurera l’image des communicants et renforcera l’acceptation des messages. Si rien ou presque ne changera grâce à cet article, au moins, maintenant, ma grand-mère est au courant.
Crédit photo : Shyn Darkly, sur Flickr, image mise à disposition sous un contrat Creative Commons by.